samedi 25 avril 2015

Pourquoi ne pas confier les clefs de la Justice à des industriels ?

Le quartier japonais de Grenoble est injustement méconnu.
Pourtant, les numéros pairs de la rue Pierre Semard abritent un immense bâtiment digne de Tokyo.
À l'instar des bureaux nippons, beaucoup de fenêtres de ce building sont plaisamment décorées par des piles de papiers et de dossiers que le passant peut admirer à loisir. Ce spectacle de feuilles prenant nonchalamment le soleil de fin d'après-midi serait pittoresque s'il n'était financé par nos impôts.

En effet, ce splendide édifice de verre et de béton n'est autre que le Palais de Justice de la capitale des Alpes et la paperasse visible au dehors un petit échantillon des procédures en cours.
À l'heure où nous gérons notre compte en banque en ligne, où la prise en charge par l'assurance de la réparation d'une voiture gravement accidentée ne requiert ni formulaire, ni signature et où même le percepteur tient boutique sur internet, la basoche reste désespérément accro à la cellulose.

Malgré les reflets, les dossiers apparaissent derrière les fenêtres du Palais de Justice de Grenoble
Cette déforestation pénale ne serait qu'un péché véniel si elle n'était le symbole d'une justice de la vie courante totalement enlisée.
Un litige de permis de construire ou les conflits entre locataires et propriétaires mettent plusieurs mois, voire années, à être tranchés.
Quant aux procédures de divorce, elles laissent largement le temps aux futurs ex-conjoints de recomposer plusieurs fois leurs cellules familiales.

Magistrats et, parfois même, avocats se disent totalement débordés.
Or, paradoxalement, ils ne consacrent à chacun de ces dossiers que quelques heures à quelques jours cumulés de travail.

L'on retrouve ici un phénomène connu et analysé dans l'industrie depuis la seconde guerre mondiale. Les organisations peu efficientes ont généralement un "temps de traversée" très notablement supérieur au "temps ouvré".

Les piles de papier derrière les fenêtres du Palais de Justice de Grenoble
Le temps de traversée est la durée que met un objet - matériel ou immatériel - à être traité par un système.
Par exemple, dans une usine produisant des pièces en plastique, le temps de traversée sépare le moment où la matière première est livrée de celui où les produits finis sont expédiés.

Le temps ouvré est la somme des temps où de la valeur a été ajoutée à l'objet.
Dans notre illustration, le temps ouvré regroupe la fabrication sur une presse à injection, l'emballage, l'étiquetage, les différentes manutentions ainsi que les contrôles indispensables.

La différence entre temps de traversée et temps ouvré est constituée de périodes où la valeur de l'objet ne progresse pas, voire régresse : attentes, réparations et reprises, actions mal synchronisées car trop précoces ou trop tardives ou encore documentations et contrôles inutiles.

L'école de pensée dite du “lean manufacturing” - littéralement fabrication maigre, à ne pas confondre avec la production d'aliments “light” - se propose d'améliorer l'organisation des ateliers et, plus généralement, des entreprises.
Elle s'inspire des méthodes de production de Toyota, elles-mêmes mêmes hérités des pratiques mises au point au USA dans les années 1940 pour produire massivement des armements.

Le lean manufacturing consiste à repenser toute l'organisation pour une plus grande productivité, notamment en se donnant pour objectif de rendre le temps de traversée proche du temps ouvré.
De tels résultats s'obtiennent en repensant et en restructurant du sol au plafond toutes les opérations et non en accroissant les cadences de travail.
Ces dernières années, des magasins d'optique qui proposent de réaliser vos lunettes en 1 heure chrono ont popularisé auprès du grand public ces démarches jusqu'alors cantonnées aux ateliers, mais aussi aux bureaux, de l'industrie.

Une vraie réforme ambitieuse de la Justice menée par un ministre courageux et compétent cesserait de bricoler pour la énième fois l'arsenal pénal et de réclamer, en vain, une hausse budgétaire conséquente.
Au contraire, elle consisterait à mener une analyse lean fouillée des processus judiciaires et de s'acharner à rétrécir les temps de traversée. Quitte, si besoin, à se confronter aux conservatismes et corporatismes ambiants.

Il n'y a aucune raison qu'une séparation matrimoniale ou un conflit du travail ne puissent être jugés en une à deux semaines grand maximum, tout en respectant la loi et les droits de la défense.
Ce faisant, outre un bien meilleur service pour les citoyens et une dépense rationnelle d'argent public, les acteurs judiciaires, magistrats et avocats en tête, gagneraient aussi en sérénité et en reconnaissance publique.

Leaniquement votre

Références et compléments
- Voir aussi la chronique japonaise “Tiens, voilà du muda !” ainsi que d'autres billets évoquant le lean manufacturing.
- Les 2 photos ont été prises par l'auteur le 20 avril 2015 aux alentours de 17 heures, devant le Palais de Justice, rue Pierre Semard à Grenoble.