samedi 3 septembre 2016

Peut-on faire son beurre dans le lait ?

La couverture médiatique du récent conflit entre les agriculteurs français et la multinationale Lactalis sur le prix du lait n'a guère permis de se forger une opinion éclairée.

Nos gazettes utilisaient les centimes par litre pour évoquer les éleveurs.
Le chiffre d'affaire ou bien les marges ou encore les bénéfices de l'industrie laitière étaient présentés, sans distinguo, en milliards ou millions, suivant l'humeur du journaliste.
Quand à la distribution, pour une fois, personne ou presque ne l'a évoqué.


Je vous propose d'examiner de près le contenu d'une bouteille de lait.

Des consommateurs qui consomment tout et n'importe quoi

Ne buvant que très peu de lait, j'ai, pour complaire aux fidèles lecteurs de ce blog, payé de ma personne en passant un long moment à détailler le rayon ad hoc de mon hypermarché favori au doux nom d'intersection routière.

Le nombre de modèles différents de briques et de bouteilles de lait est exorbitant.
Il semble y avoir un lait pour chaque sensibilité : "entier", "bio", "demi-écrémé", "de ferme", "vitaminé", "de montagne", "grand"...
Je regrette toutefois l'absence de lait pour gauchers ainsi qu'une version pour daltoniens.

Les prix reflètent ce festival de diversité. Ils s'échelonnent de 67 centimes à 2.12 € par litre, un ratio de valeur supérieur à 3 pour un aliment réputé basique !
La moyenne se situe grosso modo à 80 centimes le litre.

Les petits contenants méritent une mention spéciale.
Le demi-litre est vendu sensiblement 70 centimes, presque autant que le litre !

Des éleveurs qui s'enfoncent

Depuis une très grande lurette, nous n'achetons plus notre lait au jour le jour chez un voisin paysan.
En France, les éleveurs vendent en vrac l'essentiel du produit de leurs vaches à des industriels - Lactalis et Danone, mais aussi Sodiaal, sont les plus connus - qui le collectent dans les fermes.

La forte production mondiale - beaucoup de pays, à l'instar de la Tunisie, ont augmenté leurs capacités laitières ces deux dernières décennies - et l'atomisation des agriculteurs poussent les prix à la baisse.
Le lait standard est devenu une "commodité", c'est à dire une matière première à faible valeur ajoutée dont le cours fluctue avec l'offre et la demande.

En France, le lait est payé aux éleveurs entre 25 et 30 centimes le litre, un gros tiers de ce que nous déboursons.
Les organisations syndicales agricoles estiment que, pour couvrir les coûts de production, 33 centimes - 10% à 30% de plus qu'aujourd'hui - seraient nécessaires.

Peu d'entreprises peuvent supporter durablement des déficits aussi profonds.
Sauf improbable retournement de tendance, le nombre d'élevages - et pas obligatoirement le nombre de vaches - va continuer sa chute libre, une division par 6 en 30 ans.

Répartition du prix de vente d'un litre de lait en France à la rentrée 2016

Des industriels qui industrialisent

Lactalis, Danone et consorts ne se contentent pas de ramasser le lait.
Celui-ci subit une ribambelle de transformations pour en faire une boisson de longue conservation ou bien des fromages et des yaourts.

Les entreprises agro-alimentaires ajoutent aussi une composante marketing.
Collectivement, nous apprécions et sommes prêts à payer afin de nous lever pour un dessert lacté, d'avaler un fromage présidentiel ou d'ingurgiter un breuvage blanc et vivant.
La production de ces images est aussi l'oeuvre du transformateur.

Comme dans toute industrie, ces opérations sur le produit, son apparence et sa perception sont réalisées avec une grande productivité qui compresse les coûts.
La valeur ajoutée par les transformateurs dans un litre de lait est un peu inférieure au prix payé à l'éleveur, de l'ordre de 24 centimes pour un litre.

Des distributeurs qui distribuent

Depuis les usines, le lait est pris en charge par une chaîne logistique complexe qui approvisionne en continu hypermarchés et épiceries de quartier.

Une fois arrivé en magasin, les produits laitiers sont soumis à notre bon vouloir.
En fonction de nos envies, des propositions commerciales et de l'argent disponible dans notre portefeuille, nous choisissons d'acheter ou de ne plus acheter tel ou tel produit, dans ou tel point de vente.

Notre consommation directe de lait à beaucoup diminué. Désormais, packs et bouteilles n'occupent plus qu'un demi-rayon dans mon hypermarché de prédilection alors que fromages et yaourts en colonisent six.

Ce travail de distribution requiert un coût non négligeable, grosso modo deux tiers de la rémunération de l'éleveur, environ 19 centimes par litre.

Des marges à la marge

Les actionnaires des transformateurs et distributeurs - qui financent usines et stocks - souhaitent être payés en échange de cette prestation capitalistique.
Ils reçoivent sensiblement 3 centimes par litre, un dixième de ce que touchent les éleveurs, à peine 4% du prix de vente final.
Deux tiers vont aux Carrefour, Leclerc et autres distributeurs alors que seulement un tiers rétribue les industriels de l'alimentation.

Tout le long du parcours du lait, du pis de la vache à notre gosier, le fisc guette.
TVA et impôts sur les entreprises représentent un septième du prix versé au fermier, 5 centimes par litre.
L’état reçoit beaucoup plus que les actionnaires d'Auchan et Lactalis réunis.

Au total, les marges privées et surtout publiques représentent un quart du prix versé à l'agriculteur, mais seulement 10% de ce que nous déboursons.

Répartition du prix de vente d'un litre lait en France en fonction de la rémunération de l'éleveur

Éco-lactiquement votre

Références et compléments
Voir aussi sur le thème de l'économie, de l’agriculture et de l’alimentation les chroniques

Précisions méthodologiques
  • Les prix de vente du lait ont été relevés par l’auteur les 29 et 30 août 2016 à Carrefour et Carrefour Drive à Meylan (Isère).
  • Les sommes payées aux éleveurs laitiers sont celles relayées par les médias en août 2016.
  • Pour estimer les valeurs ajoutées et marges des transformateurs et distributeurs, je me suis appuyé sur les rapports annuels récents de Danone et Carrefour ainsi que sur les comptes de Lactalis de 2010, seule année où ils ont été publiés.
    Les chiffres indiqués dans cette chronique sont par nature globaux et approximatifs tout en restant dans des ordres corrects de grandeur.
    Il est d’ailleurs intéressant de relever que Danone et Lactalis - bien que le premier soit absent du lait et focalisé sur les produits frais et que le second soit d'abord un leader des fromages - dégagent, tous deux,  une marge opérationnelle et un résultat net du même ordre de grandeur en pourcentage.
  • Les "prélèvements obligatoires" sont plus importants que les seuls impôts reportés ici.
    De l'éleveur au distributeur, de nombreuses cotisations sociales, assises sur les salaires, sont versées.
    Elles sont difficiles à déterminer avec le peu de données publiques à disposition. Un bon ordre de grandeur des cotisations sociales se situe entre 3 et 9 centimes par litre, à soustraire essentiellement des valeurs ajoutées de transformation et distribution.

Je remercie les participants, qui se reconnaitront, à la récente discussion enflammée sur la crise du lait qui a servi de déclencheur à ce billet ainsi qu'au précédent sur le prix des terres agricoles.

Je m'excuse auprès des lecteurs ne résidant pas en France pour mes allusions à peu près incompréhensibles hors de l'Hexagone à des marques et publicités : "on se lève pour Danette" (Danone), camembert Président (groupe Lactalis) et lait Viva de Candia (groupe Sodiaal).
Outre Candia, qui signifie blancheur en latin, le groupe laitier coopératif Sodiaal est aussi connu par ses marques Yoplait et Entremont.